LA CORNICHE ROMANE DE L’EGLISE SAINT - JEAN - BAPTISTE D’ALLANCHE, DÜRER ET... LE CORONAVIRUS
Un motif étrange de la corniche du chevet de l’église Saint – Jean – Baptiste d’Allanche dans le Cantal semble avoir jusqu’ici découragé l’inventivité des commentateurs, même les plus imaginatifs. Il s’agit d’une sorte de coupe renversée à laquelle une bordure dentelée confère un caractère d’agressivité qui n’est pas de mise dans ce genre d’objet généralement voué à un usage plutôt convivial 1.
Si l’on considère que l’essentiel du décor extérieur de l’église d’Allanche se rapporte à l’ Apocalypse de Saint Jean [voir à ce sujet l’étude de Jacques Keller-Noëllet « L’Apocalypse d’Allanche (De Saint Sever au Cézallier) » 2013 ], cette sculpture énigmatique représente, selon toute vraisemblance, l’une des sept coupes de la colère de Dieu que les anges de l’Apocalypse versent sur la terre pour tourmenter les adorateurs de la Bête, telle qu’on peut la voir, par exemple, sur une miniature du Beatus de Saint Sever 2.
« Et j'entendis une grande voix venant du temple qui disait aux sept anges « allez et versez sur la terre les sept coupes de la fureur de Dieu » . Et le premier ange s'en alla et versa sa coupe sur la terre. Et un ulcère devastateur et pernicieux vint sur les hommes qui avaient la marque de la bête et sur ceux qui rendait hommage à son image ». [ Apocalypse 16 1-21]
Après les sept trompettes et les sept sceaux annonciateurs de châtiments encore plus sévères, l’ultime colère de Dieu va donc se manifester par le déversement sur la terre du contenu de sept coupes d’or correspondant à autant de fléaux dont le premier sera l’apparition d’ulcères dévastateurs et pernicieux. Pour les exégètes, on peut voir dans ces ulcères dévastateurs une référence à la peste noire ou bubonique qui, depuis l’Antiquité, jusqu’au 19e siècle, affligeait de manière récurrente tous les peuples de la Terre. Fléau emblématique, la peste est souvent considérée comme l’archétype de toutes les plaies et de toutes les épidémies qui affecteront l’humanité au cours de son histoire : variole, choléra, typhus, grippe espagnole, grippe asiatique, VIH, SARS et aujourd’hui… covid 19 qui vient de déclencher à travers le monde un vent d’effroi qui n’est pas sans rappeler les grandes peurs des siècles passés.
En ce sens, l’énigmatique sculpture de l’église romane d’Allanche retrouve toute son actualité en rappelant l’une des nombreuses calamités qui selon les Anciens Prophètes et saint – Jean de Patmos, frapperont la terre avant le retour glorieux du Messie pour un règne de mille ans, précédant l’ultime bataille où Satan sera définitivement défait 3.
Parmi les calamités annoncées par les sept trompettes, les chevaux de l’Apocalypse et l’ouverture des sept sceaux, nombreuses sont celles qui font écho au maux de notre temps. Langues de feu, éclairs, brasiers, tremblements de terre, grêle, obscurcissement du ciel, amertume des eaux, asséchement des fleuves, disparition des iles, anéantissement partiel de la faune et de la flore, chaleur ardente… Autant de phénomènes qui évoquent, à leur manière, les périls croissants qui menacent notre planète : feu nucléaire, dérèglement climatique, épisodes météorologiques extrêmes, montée des eaux, pollution généralisée, disparition des espèces… Rien n’y manque pas même le faux prophète qui fait irrésistiblement penser à ces tristes figures de proue du populisme ambiant, promettant un avenir radieux au peuple abusé, au prix d’un flagrant déni de réalité.
Quel sens donner aujourd’hui à la coupe de pierre renversée, appendue depuis huit siècles au chevet de l’église d’Allanche, prétexte de ces quelques réflexions ? Cette coupe nous rappelle opportunément que l’humanité a été, est et sera toujours en proie aux affres de la maladie, parfois tenue en lisière ou vaincue par la science de l’homme, mais toujours renaissante sous d’autres formes, comme le rappel obstiné de notre incontournable condition de Mortel. Et ce jusqu’au « dévoilement » final – quel qu’il soit - puisque tel est le sens du mot apocalypse en grec 4. Mais « ce n’est pas parce qu'un livre a une dernière page, un choral de Bach une dernière note ou un film une dernière image qu'il ne faut pas lire, écouter et regarder » 5 . Ni parce qu’on sait que le dernier combat nous verra déserter pour toujours le champ de bataille – si possible en bon ordre ! – qu’il ne faut pas se battre...
* * *
L’apocalypse de saint Jean, à la puissance et au souffle prophétique incomparables, a inspiré de nombreux artistes dans tous les pays et à toutes les époques dont Breughel, Bosch, William Blake , John Martin, Benjamin West , Gustave Doré et bien d’autres. Mais aucun n’a égalé Albrecht Dürer en imagination, en précision et en force d’évocation. Sa série de quinze xylographies réalisées entre 1496 et 1498 est un monument du genre. Etonnamment, l’une des premières planches représentant Dieu dans sa toute-puissance, nous le montre armé d’un glaive menaçant, semblant sortir de sa bouche et brandissant une poignée d’étoiles qui font plus songer à l’image d’un virus hérissé de pointes, qu’aux points brillants qui illuminent la voûte céleste pour le plus grand bonheur des poètes et des rêveurs !
Intuition d’un artiste de génie ou fantasme né des angoisses du moment ?
Jacques Keller-Noëllet